L’optimisation fiscale de la transmission des gros patrimoines privés

Qu’est-ce qu’un gros patrimoine ? Le curseur est évidemment variable d’un individu à l’autre, d’un foyer à l’autre. C’est une question subjective dont la réponse ne peut être que subjective. Disposer d’actifs d’une valeur de 150 000 euros ou de 300 000 euros, constitués souvent par la résidence principale, peut être un patrimoine important pour leurs détenteurs, pas seulement d’ailleurs d’un point de vue monétaire, mais également au regard de la reconnaissance du travail fourni toute une vie pour sa constitution.

Nous voyons donc que la réponse à la question n’est pas seulement financière mais se décline à l’aune d’autres considérations, parmi lesquelles on trouve bien entendu la fiscalité. Et si celle-ci tient une place aussi importante chez les conseils en gestion de patrimoine, c’est parce que les droits de mutation à titre gratuit que sont les droits de succession et de donation frappent sans discernement les biens productifs ou non de revenus, à la différence des impôts directs que sont l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés. C’est d’ailleurs le principal reproche qui est fait à l’impôt de solidarité sur la fortune.

Ne pas se préoccuper de la transmission d’un patrimoine, c’est s’exposer à en accepter l’érosion.

A chaque étape des successions. Les droits atteignent 20 % pour un patrimoine n’excédant pas 552 324 euros ; ils passent ensuite à 30 %, 40 % et 45 % suivant que le patrimoine se situe à 902 838 euros, 1 805 677 euros puis au-delà de 1 805 677 euros (art. 777 du CGI).

Certes, nous pouvons estimer que toute épargne doit récompenser le seul mérite et accepter, comme les japonais, des droits de succession à 55 %. Mais tel n’est pas le cas dans nos cultures latines, d’autant que les tensions économiques actuelles et les risques qu’elles font peser sur nos jeunes nous incitent à rechercher à leur profit des solutions protectrices. Pour autant, l’allongement de la durée de vie incline à ne pas donner trop tôt.

Alors comment donner ?

Les développements qui suivent concernent surtout les patrimoines privés (placements, liquidités et immobilier). En effet, les patrimoines professionnels, notamment ceux détenus par l’intermédiaire d’une structure sociétaire, obéissent à des techniques de transmission qui leur sont propres, par exemple le Pacte Dutreil, qui permet de réduire la valeur d’une entreprise au quart de son montant dans le cadre d’une succession ou donation, ou encore les distributions de dividendes payées en actions de préférence, de même que des bons de souscription d’actions souscrits par l’intermédiaire d’une société civile détenue par les héritiers.

I – Le recours à l’assurance vie

C’est l’un des placements préférés des français et on le comprend. L’assurance vie repose sur des supports généralement sécures et sa transmission est hors succession. Elle peut donc être utilisée pour gratifier un héritier non réservataire en le désignant comme bénéficiaire du contrat.

Considérées comme recueillies par le bénéficiaire en vertu d’un droit direct et personnel qu’il puise dans la stipulation pour autrui résultant du contrat (art. 1121 du Code civil), les sommes versées en exécution d’un contrat d’assurance échappent en principe aux droits de succession, ce qui ne signifie pas qu’elles échappent à toute fiscalité. D’ailleurs, cette exonération est doublement limitée :

Les primes versées après 70 ans sont soumises aux droits de succession pour leur fraction qui excède 30 500 euros ;

  • Un prélèvement spécifique, de 20 % ou 31,25 % en fonction des montants, frappe les sommes versées par l’assureur au-delà de 152 500 euros par bénéficiaire.

Ce prélèvement de 20 % ou 31,25 % constitue une taxation spécifique « sui generis », et non un droit de mutation à titre gratuit. Les indemnités qui y sont soumises ne sont pas comprises dans l’actif successoral taxable, sans que le prélèvement ne constitue une exception au principe selon lequel les sommes versées en exécution d’un contrat d’assurance-vie à un bénéficiaire déterminé (ou à ses héritiers) ne font pas partie de la succession de l’assuré.

Le taux du prélèvement est de 20 % pour la part comprise entre 152 500 euros et 700 000 euros, et de 31,25 % au-delà. Précisons également que si plusieurs contrats ont été souscrits sur la tête d’un même assuré au profit d’un même bénéficiaire, il faut totaliser l’ensemble des sommes reçues par ce bénéficiaire à raison du décès de l’assuré : l’abattement de 152 500 euros ne s’applique donc qu’une seule fois à raison de l’ensemble des sommes reçues par bénéficiaire. A cet égard, le bénéficiaire doit produire une attestation sur l’honneur.

Ainsi, par exemple, dans le cas d’un capital à transmettre d’une valeur de 10 M€ par un seul donateur au profit d’un seul donataire, les droits dus par celui-ci seront les suivants :

  • De 152 500 € à 700 000 € (20 %) :                           109 500 €
  • De 700 000 € à 10 000 000 € (31,25 %) :               2 906 250 €

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Total :                                                                      3 015 750 €

C’est certes un montant non négligeable, mais sans commune mesure avec des droits de succession qui atteindraient alors 45 % (1).

  1. Encore qu’une donation consentie en nue-propriété par un ascendant âgé entre 61 et 70 ans puisse procurer de meilleurs résultats

L’assurance-vie présente cependant plusieurs inconvénients : elle ne permet pas de transmettre un patrimoine immobilier. Au niveau de l’ISF, le contrat d’assurance vie ne se déclare pas à la valeur nominale et prend donc en compte les plus-values.

Enfin, une assurance vie ne peut être transmise du vivant du souscripteur et prend fin au décès de celui-ci par le versement d’un capital aux bénéficiaires préalablement désignés. Ainsi, si le souscripteur désire donner tout ou partie de l’épargne constituée, il doit effectuer des retraits, ce qui peut être pénalisant sur le plan fiscal, notamment si le contrat a moins de huit ans.

II – La société civile

2.2 – Transmission des placements

Le plus souvent, les placements contractés par une société civile ou apportés à une société civile résultent de contrats de capitalisation. Le contrat de capitalisation permet des opérations d’épargne dans lesquelles les produits réinvestis deviennent eux-mêmes productifs de revenus, sans fiscalité en l’absence de rachat. A la différence du contrat d’assurance vie, il ne comporte pas d’assuré, et le décès du souscripteur ne met pas fin au contrat. Le contrat de capitalisation peut être donné du vivant du souscripteur, ce qui n’est pas le cas d’une assurance vie qui ne peut être transmise et prend fin au décès du souscripteur par le versement du capital aux bénéficiaires désignés.

Mais sur le plan d’une mutation à titre gratuit (succession ou donation), le contrat de capitalisation n’offre pas beaucoup d’intérêt car il est taxé dans les conditions de droit commun. Et c’est là qu’intervient l’intérêt d’une société civile patrimoniale.

En effet, dans une société civile, les résultats peuvent être affectés en réserves et lors de la distribution de celles-ci, et sous réserve que la société soit soumise au régime de l’impôt sur le revenu, aucune imposition autre que celle ayant déjà frappé les résultats n’intervient. Les réserves ayant vocation à revenir au nu propriétaire, il est ainsi possible de capitaliser des revenus qui reviendront aux descendants nus propriétaires sans fiscalité.

Prenons un exemple simple : soit un parent, âgé de 65 ans, qui souhaite transmettre 5 M€ de liquidités et placements à ses deux enfants. Des contrats de capitalisation, qui procurent une rentabilité annuelle de 3 % sont apportés à une société civile. L’espérance de vie du parent est fixé à 17 ans, de sorte qu’à terme, le capital à transmettre est estimé à : 5 M€ x (1,03 17) : 8 264 238 euros.

Les liquidités sont donc apportées à une société civile dont les parts sont données aux enfants en nue-propriété. Après application d’une décote de 10 % sur les parts (2) et des abattements en ligne directe, les droits dus par les enfants ressortent à 705 000 euros.

  1. Décote admise par l’administration fiscale dans son Guide de l’évaluation des titres de sociétés (novembre 2006)

Au décès du parent usufruitier, aucun droit n’est dû par les enfants (article 1133 du CGI). Si le donateur n’a pas besoin des contrats de capitalisation pour ses besoins courants, c’est donc à terme une plus-value de 3 264 238 euros qui reviendra aux enfants. Un patrimoine de 8 264 238 euros aura ainsi été transmis pour un taux d’imposition effectif de 8,5 %.

A titre de comparaison, un tel patrimoine, dont la transmission n’aurait pas été anticipée, aurait donné lieu à des droits de succession de 3 153 000 euros. Si la plus-value s’était retrouvée dans la succession du parent, et compte tenu de la donation en nue-propriété déjà intervenue, le total des droits se serait élevé à 1 636 000 euros.

La capitalisation des réserves permise par la société civile et leur transmission aux héritiers, sans droits, procurent ainsi d’importantes économies et les tentatives de l’administration fiscale pour requalifier ce type de montage en donation indirecte n’a jamais reçu d’écho favorable de la Cour de cassation (Cass. Com. 18 décembre 2012 – n° 11-27.745 – Droit fiscal 2013 – n° 17 – comm. 261).

2.2 – Transmission des biens immobiliers

Il paraît opportun d’opérer ici une distinction entre les biens immobiliers procurant des revenus et ceux qui n’en procurent pas. Les premiers peuvent utilement être apportés en pleine propriété à une société civile, avant qu’intervienne la donation portant sur la nue-propriété des parts, dans les conditions précédemment décrites et dans l’objectif de capitaliser des réserves au profit des héritiers. Pour les seconds, l’objectif est de minimiser l’imposition de la nue-propriété donnée.

Pour ce faire, il est possible de n’apporter que la nue-propriété de l’immeuble à la société civile et de donner les parts de celle-ci en pleine propriété. Mais l’apport ne sera pas évalué en valeur fiscale, c’est-à-dire en fonction du barème de l’article 669 du CGI qui fixe la valeur de la nue-propriété et de l’usufruit en fonction de l’âge de l’usufruitier, mais en fonction d’un barème économique, qui est déterminé tout à la fois par l’espérance de vie de l’usufruitier et la rentabilité du bien. La difficulté, évidemment, est de déterminer la rentabilité d’un bien qui ne procure pas de revenus, mais il est possible de se référer aux valeurs locatives du marché pour déterminer une rentabilité extrinsèque.

Prenons l’exemple précédent : un parent âgé de 65 ans qui a deux enfants et un patrimoine immobilier de 5 M€. Ce patrimoine ne procure pas de revenus mais la mise en location des biens offrirait une rentabilité de 6 % par an. L’espérance de vie du donateur est toujours fixée à 17 ans. La valeur économique de la nue-propriété sera alors de :

1/(1 + 0,6) 17 : 0,37

Soit : 5 M€ x 0,37 : 1 850 000 euros.

La donation des parts en pleine propriété donnera lieu à des droits de 380 000 euros au lieu de 825 000 euros en utilisant le seul barème fiscal.

Mais ce montage peut encore être optimisé par un double démembrement, une première fois sur les immeubles, une seconde fois sur les parts de la SCI recevant la nue-propriété de l’immeuble. Pour ne pas encourir les foudres de l’abus de droit visé à l’article L 64 du Livre des procédures fiscales, il faut trouver une justification économique car, ce qui est critiquable, c’est un montage fictif ou par fraude à la loi dans le seul dessein de minimiser la matière imposable, non un montage présentant un intérêt économique et/ou patrimonial qui procure par ailleurs une économie fiscale. L’avantage patrimonial peut être établi, par exemple en présence de petits-enfants et par le souhait du donateur de réaliser une véritable opération de transmission transgénérationnelle.

Reprenons l’exemple précédent et supposons que les enfants du donateur aient eux-mêmes deux enfants. Le donateur souhaite que ses deux enfants puissent avoir un droit de regard sur la gestion du patrimoine qui serait transmis à leurs propres enfants. Il est alors possible de procéder comme suit : la nue-propriété de l’immeuble est apportée à la SCI en valeur économique pour 1 850 000 euros. Les enfants sont nommés cogérants de la SCI pour une durée indéterminée et ne peuvent être révoqués qu’à l’unanimité, ce qui les rend pratiquement irrévocables. Quelques parts leur sont données mais le plus gros de la donation est consentie aux petits-enfants, en nue-propriété et cette fois-ci, cette nue-propriété est valorisée selon le barème fiscal de l’article 669 du CGI qui est obligatoire. Cette donation transgénérationnelle aboutit à un montant de droits de 353 000 euros et la création de la SCI est parfaitement justifiée. Au décès de l’usufruitier, les parents pourront arbitrer la gestion et les investissements de leurs propres enfants, dans le cadre adapté d’une société civile. Décidément, cette forme juridique n’a pas fini de nous surprendre.